Des effets d’un avatar en réalité virtuelle sur la créativité…
Dans la jeune histoire de la réalité virtuelle, des scientifiques avaient déjà observé des utilisateurs incarnés dans un avatar d’Albert Einstein ou de Sigmund Freud. Mais personne n’avait tenté l’expérience avec Léonard de Vinci et sur des exercices de créativité.
C’est la voie inédite qu’ont choisie des chercheurs du Centre Inria de l’Université de Rennes et de l’Institut Arts et Métiers de Laval. Et ils ont eu raison. D’abord, parce que les participants ont obtenu des scores très spectaculaires de performance créative sur des exercices d’idéation : jusqu’à 47% d’idées en plus par rapport aux membres d’un groupe témoin, qui incarnaient eux un avatar fidèle à leur apparence réelle. Ensuite, parce que sur d’autres exercices, les adeptes du génie italien ont été au contraire bien moins inspirés, ce qui invite à la nuance.
Verbatim
Il est rare d’observer des effets aussi contrastés. Le groupe Léonard de Vinci a surperformé en créativité divergente – ce qui signifie générer un maximum d’idées – mais sous-performé en créativité convergente – soit apporter une solution à un problème donné.
Directeur de recherche Inria et responsable de l'équipe Hybrid
Un travail collaboratif entre Arts et Métiers et Inria
Si le chercheur se passionne pour ce sujet, c’est parce que l’équipe-projet Hybrid est précisément dédiée aux interactions 3D avec les environnements virtuels. « Nous nous demandons notamment comment les technologies d’immersion favorisent ou limitent l’incarnation dans un avatar. Nous voulons aussi explorer les effets et les usages de l’incarnation virtuelle. »
Hybrid a collaboré avec les chercheurs en réalité virtuelle de l’Institut Arts et Métiers de Laval. Ces derniers ont développé l’avatar de Léonard de Vinci, son atelier, les objets nécessaires aux exercices (globe terrestre, tableau noir, ombrelle) et l’ensemble du dispositif de réalité virtuelle, notamment les outils de capture des mouvements.
« Il n’y avait pas de verrou technologique, mais le projet exigeait une forte expertise en ingénierie informatique et a demandé beaucoup de temps, notamment pour la production de Léonard de Vinci et l’optimisation du rendu de la scène » résume Geoffrey Gorisse, enseignant-chercheur en réalité virtuelle, qui a piloté les travaux côté Arts et Métiers.
L’effet Proteus, ou comment un avatar influence notre comportement
Avant de porter leur choix sur Léonard de Vinci, les chercheurs avaient glissé son nom au sein d’une liste de quinze célébrités connues pour leur créativité : parmi elles, Elon Musk, Steve Jobs, Marie Curie, Frida Kahlo… Puis ils ont soumis cette liste à un groupe de 157 personnes qui a placé l’artiste italien en première position.
« C’était une étape essentielle, car toute notre expérience est basée sur l’ "effet Proteus", souligne Anatole Lécuyer : en réalité virtuelle, le comportement d’un utilisateur peut être modifié par les caractéristiques de son avatar et les stéréotypes qui y sont associés. Si je pense que Léonard de Vinci était un génie créatif, je me sens capable de faire preuve d’une grande créativité lorsque je me retrouve dans son avatar. »
Incarner un avatar, qu’est-ce que cela veut dire ?
Pour qu’un utilisateur s’identifie à son avatar, il faut qu’il y "croie ", qu’il "l’incarne", pour reprendre le terme des chercheurs en réalité virtuelle. Cette incarnation recouvre trois notions. D’abord, l’appropriation : « je pense que le corps virtuel de cet avatar est mon corps ». Ensuite, la localisation : « j’ai le sentiment d’être situé spatialement à l’intérieur du corps de cet avatar, au même endroit de la scène virtuelle ». Enfin, l’agentivité : « j’ai le sentiment de contrôler les actions de mon avatar, grâce notamment aux différentes technologies de capture de mouvement ».
Inventer des usages alternatifs d’un globe terrestre et d’une ombrelle
Pour l’expérience proprement dite, 20 participants se sont vus proposer l’avatar de Léonard de Vinci, les 20 autres, un avatar fidèle à leur corpulence et à leur pigmentation de peau. Les chercheurs ont vérifié que les membres des deux groupes avaient des niveaux de créativité voisins. Puis ceux-ci ont enfilé leur casque de réalité virtuelle et réalisé individuellement trois exercices.
Deux d’entre eux relevaient de la créativité divergente. D’abord, inventer le plus possible d’usages détournés d’un globe terrestre : en faire un ballon, le couper en deux et évider ces sections, l’intégrer à une sculpture… Ensuite, imaginer des utilisations alternatives d’une ombrelle et les représenter sous forme d‘esquisses en trois dimensions.
C’est sur l’exercice du globe terrestre que les participants incarnés en Léonard de Vinci ont produit 47% d’idées de plus que les autres, précise Anatole Lécuyer. Même si, globalement, leurs idées n’étaient pas significativement plus originales que celles de l’autre groupe.
Créativité convergente : le groupe Léonard de Vinci à la peine
Cette hiérarchie s’est inversée pour l’exercice de créativité "convergente", qui consistait à deviner un mot à partir d’une liste de trois mots ; par exemple, pour "sec", "flotté" et "bûcheron", il fallait trouver "bois".
Score sans appel : - 38% pour les participants De Vinci par rapport à l’autre groupe.
Une explication possible : la créativité convergente fait appel à nos connaissances propres et à notre formation ou capitalise sur nos expériences, glisse Geoffrey Gorisse. Le fait pour les participants de s’incarner dans un Autre – Léonard de Vinci – a pu perturber ce processus.
L’étude suscite bien d’autres questions. Pourquoi de tels écarts entre créativité divergente et convergente ? Qu’aurait-on observé si les participants avaient travaillé ensemble, plutôt que seuls ? Et si on leur avait demandé de collaborer avec Léonard de Vinci au lieu de l’incarner ? Ou si le groupe avait été mixte, et non exclusivement masculin ?
Première application envisagée : les sessions de créativité
Les chercheurs se penchent aussi sur les applications futures de leurs travaux, par exemple dans des sessions de créativité :
Réalité virtuelle : des usages en plein essor
Les usages professionnels de la réalité virtuelle se multiplient. On la retrouve ainsi dans le domaine médical (réhabilitation, handicap), la formation professionnelle et l’entraînement (interventions chirurgicales, massage cardiaque, montage de pièces complexes, soudure, peinture, etc.), le patrimoine culturel (visites virtuelles, études archéologiques), le design et l’architecture (conception de bâtiments), le sport, ou encore le jeu vidéo et le divertissement.
quels dispositifs de réalité virtuelle choisir pour favoriser la réflexion des participants ? Quelles recommandations donner aux animateurs de ces sessions ?
Pour l’heure, l’Institut Arts et Métiers de Laval a conservé le dispositif de réalité virtuelle de l’étude et propose des démonstrations à ses visiteurs : scolaires, collègues… À l’avenir, il n’est pas exclu qu’il soit présenté dans des événements grand public. Si vous rêvez de doper votre créativité en vous incarnant en Léonard de Vinci, ne serait-ce que quelques minutes, tous les espoirs sont permis !
En savoir plus
Tout public :
- « I am a Genius! Influence of Virtually Embodying Leonardo da Vinci on Creative Performance » - Découvrir en deux minutes l’environnement virtuel de l’expérience menée par le Centre Inria de l'Université de Rennes et l'institut Arts et Métiers de Laval (vidéo), YouTube, 26/9/2023.
- « Comprendre le métavers » - livre d'Antatole Lécuyer, Les technologies immersives et leurs effets sur votre cerveau, Alpha / Humensis, Sciences, 17/05/2023
- « La réalité virtuelle au service de votre cerveau », par Anatole Lecuyer – TEDxRennes (vidéo), YouTube, 25/10/2021.
- « Votre cerveau est un super-héros », conférence d’Anatole Lecuyer (vidéo), Espace des Sciences, YouTube, 15/1/2020.
Public expert :
- Lire l’article scientifique de Geoffrey Gorisse, Simon Wellenreiter, Sylvain Fleury, Anatole Lécuyer, Simon Richir et Olivier Christmann, « I am a Genius! Influence of Virtually Embodying Leonardo da Vinci on Creative Performance », IEEE Transactions on Visualizations and Graphics, 2023.
- Autre article scientifique sur le sentiment d’incarnation virtuelle : 21(4), novembre 2012.