Villes et territoires intelligents

Réseaux mobiles : comment suivre nos déplacements en préservant notre anonymat ?

Date:

Mis à jour le 28/04/2025

À partir de signaux émis par les smartphones, il est possible de reconstituer nos déplacements dans une zone restreinte. Le but ? Améliorer un réseau de transports publics, un service de téléphonie mobile, ou encore l’aménagement d’un espace urbain. Mais collecter ces signaux en préservant notre anonymat constitue un défi scientifique. Les chercheurs du projet ANR Mitik, coordonné par Inria, l’ont relevé avec brio.
Foule en mouvement
© VTT Studio / AdobeStock

Des signaux émis sans rapport avec nos communications

À moins d’être éteints, nos smartphones « parlent » en permanence. Pas seulement pour envoyer des textos, surfer sur internet ou recevoir des appels téléphoniques : ils émettent régulièrement des signaux pour détecter la présence éventuelle de bornes Bluetooth ou Wifi. 

« Dans notre jargon, ces signaux portent le nom de paquets de signalisation. Ils peuvent servir à localiser les équipements mobiles, explique Aline Carneiro Viana, responsable de l’équipe TRiBE au centre Inria de Saclay et coordinatrice du projet ANR Mitik. Ce sont des sources d’information précieuses, car indépendantes de l’activité de l’utilisateur, sans rapport avec le contenu de ses échanges et produites sans qu’il ait à agir. »

Un kit d’outils open source mis à la disposition des chercheurs

Il serait plus facile d’exploiter les traces GPS stockées sur les smartphones. Mais cela impliquerait d’y installer une application et de faire une collecte active, donc de recruter des volontaires, avec le risque de constituer des groupes peu représentatifs de la population locale. Quant aux opérateurs, ils disposent de pseudolocalisations des mobiles (à partir des antennes relais), moins précises que le GPS, mais ne les communiquent pas. 

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Portrait Aline Carneiro Viana

Verbatim

Nous avons axé Mitik sur ces paquets de signalisation. Le but étant d’inférer l’occupation ou de détecter la présence des individus dans une zone géographique et de pouvoir reconstituer leurs trajectoires. 

Auteur

Aline Carneiro Viana

Poste

Responsable de l’équipe-projet TRiBE

Objectif atteint : au terme de cinq ans de travaux (2020 - 2025), les participants du projet (dont deux chercheurs Inria, Aline Carniero Viana et Nadjib Achir) ont livré à la communauté scientifique un kit d’outils open source pour collecter des traces dans une zone restreinte, les anonymiser, les traiter, détecter la présence de personnes et reconstituer leurs trajectoires individuelles ou agrégées. Lors de campagnes de mesures de quelques heures, des scientifiques peuvent établir avec une excellente précision le nombre d’occupants d’une zone ; et avec une bonne fiabilité, les trajets de multiples smartphones dans un espace, les lieux et durées des arrêts éventuels, etc.

« Ces trajectoires, c’est de l’or »

« Ces trajectoires, c’est de l’or, s’enthousiasme Nadjib Achir, lui aussi membre de l’équipe TRiBE. 

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Portrait Nadjib Achir

Verbatim

Nous pouvons décrire comment une population se déplace dans un quartier, une gare ou un centre commercial, s’agglutine à certains endroits, en évite d’autres, privilégie certains cheminements, etc.

Auteur

Nadjib Achir

Poste

Chercheur au sein de l’équipe-projet TRiBE

Un exploitant de transports publics s’en servira pour améliorer le tracé de ses lignes et l’emplacement des arrêts ; une zone touristique, pour adapter sa signalétique et mieux canaliser les flux de visiteurs, etc. »

De même, un territoire pourrait réallouer ou optimiser les ressources de transport présentes (bus, vélo, covoiturage), selon l’occupation de différentes zones et les heures de la journée. Autre exemple : la logistique industrielle. L’équipe Mitik démarre une collaboration avec La Poste qui, dans ses centres de tri, veut suivre le parcours des sacs de colis ; chacun de ces sacs sera équipé d’une étiquette de communication sans fil. 

Enfin, les trajectoires individuelles permettent de savoir si deux personnes entrent en contact et à quel endroit, par exemple dans un contexte de pandémie. Et d’autres usages sont possibles, comme le device to device : on privilégierait les communications directes entre smartphones, au lieu de passer par une station de base et de gaspiller des ressources réseau. 

Des « renifleurs » pour collecter les données

Avant de parvenir à ces perspectives prometteuses, les chercheurs ont dû surmonter plusieurs obstacles. Le premier était de développer un appareil appelé « renifleur », pour collecter les paquets de signalisation. « Il fallait le concevoir de A à Z, évaluer sa portée, savoir combien en installer sur un espace donné et comment les disposer pour faire une collecte complète et peu redondante, énumère Nadjib Achir. Celui que nous avons développé compte plusieurs micro-ordinateurs, des cartes Wifi configurables, un capteur GPS, des antennes extérieures et une batterie qui lui confère six à sept heures d’autonomie. »

L’anonymisation commence dès cette étape : l’identifiant unique propre à chaque smartphone, ou adresse MAC (Media Access Control), est anonymisé à la volée en utilisant une technique de hachage. Puis le résultat est tronqué pour limiter la réidentification des adresses MAC originales. 

Une mission ardue : extraire des données fiables

Deuxième défi : le « nettoyage » et le traitement des paquets collectés. Sur le trajet entre un smartphone et des renifleurs, on trouve en effet des espaces ouverts, des murs qui font écran, des surfaces qui réverbèrent les signaux, etc. De plus, le smartphone émet à 360 degrés : un paquet peut être collecté par plusieurs renifleurs. Enfin, d’autres appareils électroniques génèrent des signaux, d’où des interférences et du bruit ambiant. 

Nous avons effectué un travail considérable pour extraire des informations fiables et précises, identifier chaque smartphone, le localiser par une technique de multilatération en estimant la distance qui le séparait de plusieurs renifleurs, et le suivre dans le temps

relate Aline Carneiro Viana. En prime, nous avons rencontré un obstacle imprévu : la randomisation des adresses MAC. ».

En effet, ces adresses facilitent un peu trop l'identification individuelle de smartphones. Aussi, à partir de 2014, les constructeurs ont peu à peu mis en place des protocoles automatiques qui les changent de manière aléatoire (on parle de « randomisation ») tous les quarts d’heure. « Sur deux heures de mesures, nous pouvions enregistrer huit adresses pour un même mobile, ce qui rendait nos résultats inexploitables. Heureusement, nous avons développé une solution logicielle pour associer ces multiples adresses au bon appareil avec une bonne précision. »

Prédire avec exactitude les contacts entre personnes

Ultime challenge : la reconstitution des trajectoires individuelles. Les chercheurs savaient dès le départ qu'il serait très difficile d’obtenir la trajectoire exacte, notamment du fait des interférences et erreurs dans l'environnement de mesure. C’était l’un des défis de Mitik. 

Aussi, afin d’estimer la zone de passage de chaque personne, ils ont reconstruit chaque trajectoire sous la forme d'une « enveloppe de mobilité ». 

Schéma des trajectoires des mobiles
© Projet Mitik

Ces enveloppes sont plus ou moins larges, en fonction de la précision obtenue, et intègrent 5 à 10% d’erreurs sur l’appréciation des distances. « Une fourchette assez réduite pour détecter les contacts entre personnes », indique Nadjib Achir.

Mitik se termine donc sur un bilan très positif et offre aux chercheurs spécialisés dans l’exploration des déplacements humains un kit d’outils de haut niveau. Ceux-ci sont déjà utilisés dans un projet de recherche lancé en 2023, Mob-Sci-Dat Factory, lui-même partie d’un PEPR (Programme et équipements prioritaires de recherche)sur la digitalisation et la décarbonation des mobilités, MOBIDEC. 

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