Modélisation et Simulation

Modélisation de la mécanique non régulière : une histoire à la française

Date:
Mis à jour le 17/07/2024
Comment simuler et représenter des entremêlements de fibres ou encore des chutes de blocs rocheux ? C’est l’un des objectifs de la modélisation des systèmes mécaniques non réguliers, un domaine de recherche exploré depuis 60 ans par des scientifiques français. Avec un savoir-faire aujourd’hui reconnu à l’international et dans des applications variées : de la cosmétique aux effets spéciaux, en passant par la musique, le sport ou l’environnement.
Recherches de l'équipe ELAN
© Inria / Images G. Destombes

Une mécanique non régulière… et donc complexe

Tout commence au début des années 1960. Jean-Jacques Moreau, professeur à l’université de Montpellier, sans doute inspiré par les travaux d’autres Français comme le chercheur et politicien Paul Painlevé, pose les bases théoriques d’un champ de recherche jusqu’ici peu exploré : la modélisation des systèmes mécaniques non réguliers. En d’autres termes, la simulation et la représentation de phénomènes qui incluent des impacts et des frottements, comme les écoulements granulaires, ou encore les entremêlements de fibres.

Illustration de cheveux démêlés avec un peigne en modélisation 3D
© Inria / Equipe-projet Elan
Illustration de cheveux modélisés en 3D

 

« La modélisation de ce type de mécanique repose sur des équations d’une grande complexité, explique Bernard Brogliato, directeur de recherche au sein de l’équipe Tripop, du Centre Inria de l’université Grenoble Alpes. Mais Jean-Jacques Moreau a eu le mérite d’en établir le formalisme. » Mieux encore, il a mis sur pied un algorithme, dit "de Moreau-Jean" (du nom du collègue avec qui il a collaboré pour celui-ci) permettant de simuler la mécanique non régulière. Celui-ci restera cependant assez confidentiel… du moins jusqu’en 1993. « À l'époque, j'étais chargé de recherche CNRS au laboratoire d'automatique de Grenoble, aujourd'hui Gipsa Lab, et je suis tombé un peu par hasard sur les travaux de Jean-Jacques Moreau, se souvient Bernard Brogliato. Je m’y suis intéressé, je suis même entré en contact avec Jean-Jacques Moreau et d’autres chercheurs… et j’ai décidé de poursuivre dans cette voie. En 2001, je suis entré chez Inria, et deux ans plus tard, j’y ai créé l’équipe Bipop. »

 

Schéma de simulation de phénomènes physiques non réguliers
© Inria / Equipe-projet Elan
Effondrement d'une colonne granulaire simulée comme un fluide non-régulier

 

Bipop ou le renouveau de la modélisation à la française

L’objectif de celle-ci ? Faire travailler ensemble des spécialistes de l’optimisation non linéaire, de l’automatique et de la mécanique non régulière pour poursuivre les travaux de Jean-Jacques Moreau et les étendre.« Quand nous avons commencé à présenter nos travaux dans des conférences, je voyais bien que certains y croyaient peu, se rappelle le chercheur. Aujourd’hui, nous avons prouvé que ces modèles peuvent parfaitement représenter des phénomènes naturels ou non. » Et si d’autres équipes travaillent actuellement sur des modèles similaires à l’international, c’est bien en France que les recherches ont été entamées… et qu’elles ont abouti à de beaux résultats : grâce au projet européen Siconos, mené de 2002 à 2006, Bipop a par exemple développé le premier outil numérique qui simule des systèmes mécaniques ou électriques non réguliers. 

Arrivée en fin de cycle, Bipop cède la place en 2018 à Tripop, qui se spécialise notamment dans la modélisation et la simulation numérique d’avalanches et de chutes de blocs rocheux. « Là encore, c’est l’algorithme de Moreau-Jean qui est au cœur de nos recherches, car il peut être implémenté de nombreuses manières », précise Bernard Brogliato. En parallèle, des chercheurs issus de Bipop créent en 2017 une autre équipe, toujours au centre Inria de l’université Grenoble Alpes : Elan

Verbatim

Nous nous sommes spécialisés dans la modélisation et la simulation de structures flexibles et élancées. Cela va de la poutre à la tige de plante, en passant par les cheveux ou les vêtements… tout ce qui relève de l’assemblage de fibres, dans lequel des contacts et des frottements existent.

Auteur

Florence Bertails-Descoubes

Poste

Directrice de recherche et responsable de l'équipe-projet ELAN

Un savoir-faire reconnu sur la modélisation des fibres

 

Originalité de l’équipe : elle rassemble des physiciennes et physiciens, et des numériciennes et numériciens, et oscille entre théorie, modèles numériques, validations expérimentales, dans un sens ou dans l’autre. Pour aboutir finalement à des modèles à la fois légers et robustes. L’un d’eux, sur la modélisation des cheveux, a été décrit dans un article de 2011 publié par Gilles Daviet (alors ingénieur de recherche chez Inria), Laurence Boissieux (ingénieure SED) et Florence Bertails-Descoubes. Ce papier vient de recevoir le prix Test of Time au Siggraph Asia 2023 et est à l’origine d’une application que Jean-Jacques Moreau lui-même n’avait sans doute pas imaginée : la simulation des mouvements des chevelures et des vêtements pour les effets spéciaux au cinéma.

 

Couverture du journal TOG avec des simulations de l'équipe-projet ELAN
© Inria / Equipe-projet Elan
Couverture du journal TOG avec des simulations de l'équipe-projet ELAN

 

Vue schématique de l'animation 3D d'objets complexes dans Avatar 2 (2022)
© Disney
Vue schématique animation 3D d'objets complexes dans Avatar 2 (2022)

 

L'algorithme introduit dans l'article, ainsi que d’autres sur le mouvement des vêtements et l’écoulement de milieux granulaires, également développés au sein des équipes Bipop et Elan entre 2013 et 2018, ont en effet directement inspiré les codes utilisés par les studios Weta Digital pour les effets spéciaux de films comme The Hobbit : an Unexpected Journey (2012), Superman : Man of Steel (2013) ou encore Avatar 2 (2022). Une reconnaissance du savoir-faire français, dans un domaine pourtant inattendu. 

Par la suite, c'est la modélisation inverse qui est explorée par les chercheurs, dans le cadre du projet ERC GEM, toujours en se basant sur l’algorithme de Moreau-Jean et la mécanique non régulière. « Le but est de trouver la forme qu’une chevelure ou une fourrure doit avoir au départ dans une simulation numérique pour qu’une fois qu’on lui applique les lois du monde physique, elle ait la forme que souhaitent lui donner les artistes du film, illustre Gilles Daviet. En simplifiant : comment faire pour qu’une chevelure bouclée reste bouclée malgré la gravité qui sera appliquée dans la simulation ? » Le chercheur a d’ailleurs reçu (avec Niall Ryan et Christoph Sprenger) en 2020 un oscar scientifique pour la poursuite de ces travaux au sein de Weta Digital.

 

Modélisation 3D de cheveux bouclés
© Weta FX
Modélisation 3D de cheveux bouclés et du frottement avec un vêtement

De la simulation à la prédiction

Cerise sur le gâteau ? Les scientifiques se sont rendu compte que leurs solveurs (algorithmes capables de résoudre des équations) étaient tout aussi robustes en matière de prédiction ! Ce qui a ouvert la voie à de nombreuses autres applications. « Pour le prototypage de matériaux en fibres tissées dans l’industrie, pour la compréhension de l’emmêlement des cheveux en cosmétologie, pour la conception d’objets ou de matériaux avec des propriétés mécaniques particulières comme le flambage – le fait de se courber sous certaines conditions – ou même pour comprendre la croissance des plantes… nos solveurs numériques permettent de réaliser des simulations qui complètent les expérimentations en laboratoire, facilitent l’observation et améliorent la compréhension des phénomènes », s’enthousiasme Florence Bertails-Descoubes.

 

Illustration d'un noeud et d'un ruban modélisés en 3D
© Inria / Equipe-projet Elan
Modélisation d'un noeud et d'un ruban en 3D

 

La chercheuse compte bien continuer à s’appuyer sur ceux-ci, et en développer d’autres, pour des champs de recherche divers : de la musique (pour modéliser des instruments à corde) au sport (pour optimiser par exemple un tir à l’arc), en passant par les questions environnementales (comme la modélisation des dunes de sable) ou industrielles (avec le développement de nouveaux matériaux fibreux résistants à l'absorption de chocs par exemple), etc. L’histoire de la modélisation à la française continue à s’écrire…

Graphyz : le colloque qui rapproche physique et numérique

En 2019, Florence Bertails-Descoubes et le physicien Basile Audoly mettent sur pied, au centre Inria de Grenoble, la première édition du colloque Graphyz, qui sera suivi par une deuxième édition en 2022 à la Saline d'Arc et Sénans. L’objectif : rapprocher les communautés d'informatique graphique et de physique/mécanique. Le succès est au rendez-vous, tant en France qu’à l’international et les organisateurs comptent bien continuer à lui donner vie tous les trois ans environ. Le format est original : des personnalités des deux domaines (qui ne se connaissent pas forcément) sont invitées à préparer un exposé ensemble sur un thème… ce qui permet de faire émerger des points communs saillants entre les deux disciplines.

Quelques actualités de l’équipe-projet ELAN

Le prochain colloque Graphyz n’est pas encore annoncé mais une nouvelle édition aura bien lieu !

L’équipe-projet présentera trois papiers au prochain Siggraph 2024 qui se tiendra à Denver :

Retrouvez également l'équipe-projet ELAN sur Youtube !

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