Plongée numérique dans un nuage quantique
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Mis à jour le 23/12/2025
Comment produire des tourbillons dans un nuage d’atomes ultra-froids ? Cette question intéresse depuis des décennies les physiciennes et physiciens spécialistes des condensats de Bose-Einstein (CBE). État de la matière prédit en 1925 par Satyendranath Bose et Albert Einstein, le CBE a été obtenu en laboratoire pour la première fois en 1995. La particularité qui en fait un outil d’expérimentation unique : les atomes y adoptent un comportement collectif, qui peut être décrit du point de vue de la physique quantique comme celui d’une seule et unique entité.
En physique quantique, les particules n’ont pas à la fois une position et un niveau d’énergie clairement déterminés. Ces propriétés sont décrites par une "fonction d’onde", qui indique l’ensemble des états possibles simultanément pour un objet donné. Ainsi, une particule n’est pas nécessairement localisée à un endroit précis : elle peut être "étalée" dans l’espace. Or les différentes propriétés d’une particule ne sont pas indépendantes : sa localisation dépend de son énergie, et réciproquement. C’est ce phénomène qui permet la formation des condensats de Bose-Einstein.
En pratique, comment produire un CBE ? À mesure que l’on refroidit un atome, son niveau d’énergie diminue, jusqu’à atteindre un état clairement déterminé : son niveau "fondamental", sa plus basse énergie possible. Parallèlement, cela accroît l’indétermination de sa localisation. Il en résulte que la "fonction d’onde" de l’atome décrit une localisation de plus en plus étendue dans l’espace. Lorsque l’on applique ce refroidissement à un nuage d’atomes, leurs localisations individuelles s’étendent jusqu’à se confondre, au point qu’ils peuvent être décrits collectivement par une même fonction d’onde.
Depuis trente ans, les expériences sur les condensats de Bose-Einstein permettent de mieux comprendre la matière. À l’Université de Lille, de telles recherches sont menées au Phlam (Laboratoire de Physique des Lasers, Atomes et Molécules). Le laboratoire dispose d’un système capable de produire ces condensats : des atomes de potassium y sont refroidis à quelques millikelvins grâce à des lasers, qui limitent sont capables entre autres de limiter leurs mouvements. Parmi les expériences menées, les scientifiques souhaitent étudier comment se produisent et se propagent les turbulences dans ce milieu.
Si l’on agite un liquide, on peut y observer des tourbillons : il en va de même pour les condensats de Bose-Einstein, lorsque le gaz est mis en mouvement par un champ magnétique. Radu Chicireanu, physicien au PhLAM souhaite réaliser avec son équipe cette expérience sur un condensat piégé sous une forme d’anneau, afin d’analyser la formation et l’évolution de ces tourbillons. « C’est un projet relativement récent, qui nécessite encore des développements techniques et expérimentaux », précise-t-il.
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L’objectif est de mieux comprendre la dynamique des systèmes quantiques.
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Physicien au PhLAM (Université de Lille)
C’est là qu’intervient la simulation numérique : pour préparer la mise en pratique et l’expérimentation, il est nécessaire de modéliser le phénomène. « Le but est de savoir à quoi s’attendre », résume Quentin Chauleur, chercheur dans l’équipe-projet Paradyse, au Centre Inria de l’Université de Lille. « L’expérience met en jeu énormément de paramètres physiques : le nombre d’atomes, l’intensité des lasers, celle du champ magnétique, et beaucoup d’autres », énumère-t-il. Comment ces différents paramètres influencent-ils la formation de tourbillons dans le condensat ? Cette question a fait l’objet de son postdoctorat, entre 2022 et 2024.
L’évolution du nuage d’atomes peut être décrite par une formule bien connue des physiciens : l’équation de Gross Pitaevskii – aussi appelée "équation de Schrödinger non linéaire" par les mathématiciens. « Elle permet d’obtenir une bonne approximation du mouvement réel, même si celui-ci est probablement beaucoup plus complexe », indique Quentin Chauleur. Cependant, pour être exploitable en simulation, l’équation doit être simplifiée. Si tous les paramètres qu’elle met en jeu étaient conservés, les temps de calcul rendraient toute simulation impensable. « C’est par là que nous avons commencé », retrace-t-il.
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Les échanges avec les physiciens ont permis de faire des hypothèses sur les éléments que nous pouvions négliger sans que le résultat ne s’éloigne trop de la réalité.
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Chercheur, équipe-projet Paradyse
L’une de ces simplifications porte sur les dimensions du condensat. Dans la réalité, l’anneau de gaz est en trois dimensions. Pour faciliter les calculs, les scientifiques l’ont ramené à deux dimensions – une approximation qui a fait ses preuves pour des problèmes similaires. « En termes de temps de calcul, c’est un gain énorme », souligne Quentin Chauleur. « Cela simplifie également les codes à écrire, et le résultat est plus facile à visualiser. » En trois dimensions, les tourbillons sont des lignes. En deux dimensions, ils deviennent des points.
« Lorsqu’on en arrive à ce stade, c’est alors un problème d’analyse numérique qui se pose : c’est le cœur du travail de l’équipe-projet Paradyse », poursuit le chercheur. L’objectif est de faire un "schéma numérique" efficace. Et pour cela, l’espace sur lequel se déroule la simulation doit être discrétisé – c’est-à-dire découpé en petites zones (des triangles), auxquelles on appliquera l’équation. Plus les triangles sont petits, plus le résultat sera proche de la réalité – au prix de calculs plus longs. À l’inverse, un découpage en triangles trop larges, plus économe en calcul, risquerait de ne plus être suffisamment réaliste Il s’agit alors de chercher le bon compromis entre temps de calcul et précision.
Cette même logique est appliquée au déroulement de la simulation : le temps de l’expérience est découpé en étapes successives, des "pas" plus ou moins rapprochés. En effet, l’ordinateur ne peut pas calculer l’évolution d’un CBE de manière continue dans le temps. Il doit donc effectuer des calculs les uns après les autres, comme un échantillonnage de l’expérience. Il faut ainsi trouver l’intervalle de temps optimal entre les "échantillons", là encore pour préserver à la fois la précision et le temps de calcul.
Mais comment savoir si, malgré ces simplifications, le comportement de la simulation est cohérent avec la réalité ? « Pour cela, on surveille l’évolution de certaines quantités physiques », explique le mathématicien. « On sait, par exemple, que la masse totale de notre gaz doit rester constante. Si le résultat de nos calculs ne respecte pas ce paramètre, c’est le signe qu’il faut améliorer la finesse de notre découpage de l’espace, ou réduire la durée de nos pas de temps. »
Lorsque la simulation fonctionne de façon satisfaisante, il faut analyser ce qui s’y passe en y détectant la formation de tourbillons. Concrètement, dans un tourbillon, la matière est repoussée vers l’extérieur. Au centre, se crée un vide : la masse y est donc nulle. « Les physiciens ont une méthode pour calculer la "vorticité" » indique Quentin Chauleur. « C’est une grandeur qui vaut zéro en présence de matière, mais devient très grande lorsque l’on rencontre un tourbillon. » Il s’agit alors pour l’ordinateur de calculer la vorticité pour chaque triangle, à chaque pas de temps. Lorsque cette valeur s’éloigne du zéro, c’est qu’un tourbillon s’est formé.
« La difficulté au cœur de ce travail était d’écrire un code efficace pour que les calculs se fassent suffisamment rapidement », souligne le scientifique. Il existe pour cela des méthodes connues : en sachant quelles opérations mathématiques sont coûteuses en calcul, il est possible de faire des approximations en les remplaçant par d’autres, plus rapides à calculer. Tests à l’appui, on cherche là encore le meilleur équilibre entre précision et temps de calcul.
Résultat : « Pour des pas de temps et des triangles assez grossiers, j’obtiens avec mon code des résultats en quelques minutes sur mon ordinateur de bureau », conclut Quentin Chauleur. Ce programme permet ainsi d’explorer différents scénarios, en faisant varier les paramètres pour repérer les cas les plus intéressants. Ceux-ci peuvent alors être modélisés plus finement, et calculés sur une machine dédiée, plus puissante. L’équivalent de plusieurs années de travail s’il avait fallu faire la même chose expérimentalement !
« Plusieurs questions intéressantes ont été soulevées suite à l’analyse des résultats numériques », relève Radu Chicireanu. « Par exemple, l’évolution du nombre de tourbillons en fonction de la vitesse de rotation semble être un problème moins trivial que ce que l’on supposait initialement. Une autre question concerne le mécanisme de génération des tourbillons lors de la mise en rotation du condensat. Peut-il être mis en évidence dans une simulation ? Le résultat serait-il pertinent dans le contexte expérimental ? » L’équipe-projet Paradyse et le PhLAM travaillent actuellement sur ce sujet avec des chercheurs de l'Université d'État de San Diego et de l'Université du Massachusetts à Armhest, aux États-Unis.
Ces résultats ouvrent de nombreuses perspectives. Un doctorat débutera au PhLAM à la rentrée 2025 pour travailler à la mise en œuvre de l’expérience. Côté analyse numérique, la simulation actuelle peut encore être améliorée : « L’idéal serait d’avoir un maillage de triangles adaptatif : grossier dans les zones où il ne se passe rien, et plus fin autour des tourbillons », décrit Quentin Chauleur. « Nous y travaillons avec Guillaume Ferrière, également chercheur dans l’équipe-projet Paradyse, et Julien Moatti, maître de conférences à Bordeaux INP ». À terme, ces techniques d’optimisation pourraient permettre d’aller vers une simulation en trois dimensions du phénomène, et non plus seulement deux dimensions comme c’est le cas avec les modèles actuels. La modélisation de la réalité n’est jamais achevée !