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Serge Abiteboul, « au bonheur de l’informatique »

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Mis à jour le 02/10/2024
Il a côtoyé les fondateurs de Google, été chercheur chez Inria pendant des décennies et a occupé la chaire Informatique du Collège de France. Il défend l’inclusion numérique et la parité dans les sciences, publie des romans, des nouvelles et même une pièce de théâtre… Portrait de Serge Abiteboul, directeur de recherche émérite au Centre Inria de Paris, témoin et acteur de l’évolution des outils et des usages de l’informatique.
 
Intervention de Serge Abiteboul, lors des Rencontres Inria-Industrie Technologies du Web : ce réseau de ressources numériques mondial. Lille (EuraTechnologies), le 26 novembre 2014.


« Lorsque je préparais mon diplôme d’ingénieur à Télécom Paris, il était possible de suivre la troisième année à l’étranger. Comme je voulais voyager, j’ai saisi l’opportunité. C’est comme ça que je suis allé étudier l’informatique à l’Université d’Haïfa. » L’évocation que Serge Abiteboul, directeur de recherche émérite au Centre Inria de Paris et membre de l’équipe-projet commune Valda (Inria, ENS-PSL, CNRS), fait de ses années de formation laisse penser que l’informatique est entrée dans sa vie par hasard. La liste des postes ou fonctions qu’il a occupés depuis atteste qu’il a su y trouver sa place, celle des prix scientifiques qui lui ont été décernés*, qu’il y a excellé. De ceux-ci pourtant, ou de son appartenance à l’Académie des sciences, Serge ne parle pas. Il y prête sans doute moins d’importance qu’aux résultats, à la passion ou aux interrogations qui ont émaillé une carrière de près d’un demi-siècle, consacrée au numérique. Si, pendant toutes ces années, il a contribué par ses recherches et son enseignement à en améliorer les outils ou les méthodes, il a aussi amplement participé aux débats à la fois scientifiques, éthiques ou sociétaux qui l’entourent.

Une expérience californienne « totalement géniale »

Jeune diplômé, Serge décide de poursuivre ses études par une thèse à l’University of Southern California. Il y mène ses premières recherches sur les bases de données qui resteront son sujet d’étude privilégié. À son retour en France, en 1982, il intègre le Centre Inria de Rocquencourt en tant que chercheur, avec en tête une idée qui ne le quittera plus : mêler recherches théorique et appliquée. « Je n’arrivais pas à me décider entre la théorie et les systèmes de bases de données. J’ai donc mené les deux en parallèle, m’inspirant de la théorie pour trouver des sujets pratiques et vice-versa. » C’est à cette période, dans l’équipe de François Bancilhon et Michel Scholl, qu’il commence à s’intéresser aux bases de données semi-structurées, alors peu étudiées.

En 1995, Serge suit son épouse à San Francisco et devient professeur au département informatique de la Stanford University. Pendant deux ans, il enseigne, mène des recherches, fait des rencontres – entre autres, celle des créateurs d’un tout nouveau moteur de recherche baptisé "Google", Larry Page et Sergei Brin, avec lequel il sympathise –, et profite de la Californie avec ses enfants. Une période que, pour toutes ces raisons, il qualifie lui-même de « totalement géniale ».

Lorsqu’il revient à Inria, il oriente ses travaux sur les systèmes d’information et les bases de connaissances, et, en 2000, crée avec Sophie Cluet la start-up Xylème qui permet la gestion et l’analyse de contenus textuels. Elle rencontrera un notable succès, auprès de clients comme Le Monde qui retiendra la solution pour gérer ses archives, avant d’être rachetée par une entreprise américaine et déplacée à San Diego. « C’était une expérience passionnante mais au bout de quelques années, la recherche me manquait. »

« Transmettre la richesse et la beauté de la science informatique »

La recherche mais également l’enseignement car Serge a « toujours considéré qu’un chercheur devait enseigner ». Il n’a d’ailleurs jamais cessé de le faire, en France comme à l’étranger : à l’École Polytechnique de Palaiseau, à Stanford, à Berkeley, à l’École normale supérieure ou encore au Collège de France où il occupe, pendant un an, la chaire d’Informatique. Dans sa leçon inaugurale, qu’il dédie « à l’étudiante en informatique, à l’étudiante en mathématiques ou en sciences qui est si rare sur nos campus », Serge exprime son espoir de parvenir à « transmettre la richesse et la beauté de la science informatique, et participer ainsi à l’enseignement du “savoir en train de se faire“ », notamment de manière plus paritaire.
 

Leçon inaugurale, le 8 mars 2012, de Serge Abiteboul, titulaire de la chaire « Informatique et sciences numériques » au Collège de France de 2011 à 2012 : « Sciences des données : de la Logique du premier ordre à la Toile » (vidéo en français).


Ces préoccupations ne font que se renforcer lorsque l’évolution des outils numériques soulève des problématiques nouvelles, telles que la gestion responsable des données ou la confidentialité, qui ne laissent pas Serge indifférent. Entre 2013 et 2016, membre du Conseil national du numérique, il est amené à réfléchir à des questions relatives à l’inclusion numérique ou à la neutralité des plates-formes d’internet, « des sujets fondamentaux auxquels les chercheurs ne prennent pas forcément le temps de penser ». Une réflexion qu’il poursuivra à partir de 2018 à l’Arcep où Serge participe également aux débats liés à la sobriété énergétique et au respect de l’environnement.

Les utilisateurs sont infantilisés et rendus esclaves du numérique alors qu’ils devraient en être les maîtres.

Réduire la fracture numérique

Un but essentiel est de lutter contre l’injustice que constitue la fracture numérique sous toutes ses formes. Si ses aspects territoriaux ou générationnels tendent à se réduire, le plus difficile à résorber est d’ordre économique et sociétal, « entre les gens qui ont les moyens de faire des études, d’avoir du matériel, et ceux qui ne les ont pas. C’est une fracture immense ». S’ajoute à cela le problème du détournement d’Internet de sa vocation première, pour des raisons mercantiles ou politiques. « Quand vous allez sur les réseaux sociaux aujourd’hui, aucun moyen ne vous est donné pour choisir comment vous voulez que les informations soient classées ou la modération faite. Les utilisateurs sont infantilisés et rendus esclaves du numérique alors qu’ils devraient en être les maîtres. » Pour Serge, le problème tient aussi à une méconnaissance des outils : « Le numérique est un outil fantastique pour l’humanité mais, comme avec n’importe quelle technologie, pour gérer les risques et pouvoir profiter pleinement des avantages, il faut que les gens comprennent ce qu’ils font. »

Qu’ils comprennent et qu’ils participent. La démarche est au cœur de la notion de communs numériques, dernier sujet d’intérêt majeur pour Serge. Plutôt que de tout abandonner à des entreprises privées, il est possible selon lui de redonner de la responsabilité aux développeurs et aux utilisateurs en leur permettant de collaborer à l’élaboration et à l’utilisation des outils auxquels ils ont recours, comme cela se fait par exemple avec Wikipedia. « Au XIXe siècle, seuls les gens fortunés avaient une encyclopédie, en 20 volumes pour les plus riches, en deux pour ceux qui l’étaient moins et la majorité n’en avait aucun. Aujourd’hui votre téléphone vous donne accès à une encyclopédie universelle à la rédaction de laquelle vous pouvez contribuer ».

Nous sommes dans une période critique et passionnante. Il faut que les citoyens, les chercheurs et les politiques se battent pour que le numérique reste au service de la collectivité (…)

La question, on l’aura compris, dépasse le seul domaine du numérique pour recouper celui de l’engagement citoyen et de la démocratie participative. « Nous sommes dans une période critique et passionnante. Il faut que les citoyens, les chercheurs et les politiques se battent pour que le numérique reste au service de la collectivité et ne soit pas dévoyé par des états qui cherchent à surveiller les populations ou par des entreprises qui veulent maximiser leurs profits. »

Les vertus de l’éducation et de l’engagement

L’objectif de Serge, fidèle à son mode de fonctionnement mêlant théorie et pratique, n’est pas seulement de constater ou d’analyser un état de fait mais de proposer des solutions afin de « faire bouger les choses même si ce n’est pas facile ». Outre ses engagements dans différentes organisations, telle que la Fondation Blaise Pascal dont il est le cofondateur, Serge use de tous les moyens pour expliquer le plus largement et le plus clairement possible ce que sont l’informatique et le numérique.

Cela passe par la création en 2014 du blog Binaire, sous l’égide de la Société Informatique de France, mais aussi par la publication de nombreux écrits : des essais, des romans, des nouvelles ou encore, récemment, il a coécrit, avec Laurence Devillers et Gilles Dowek, une pièce de théâtre**, Qui a hacké Garoutzia ? Comme dans le recueil de nouvelles Le bot qui murmurait à l’oreille de la vieille dame, Serge y aborde la question de l’IA pour en présenter les aspects positifs, afin de dissiper les angoisses ou les fantasmes qui, par ignorance, peuvent accompagner son développement.
 

Affiche de la pièce de théâtre "Qui a hacké Garoutzia ?".
Pièce de théâtre "Qui a hacké Garoutzia ?" : une comédie policière en quatre actes qui raconte les vies successives de Garoutzia, un agent conversationnel, un chatbot du futur. Garoutzia remonte le cours de sa mémoire numérique et découvre, au contact des humains, la jouissance des mots, la transgression, l’amitié et la mort... C’est le prétexte pour amener le spectateur à s’interroger sur le futur de ces technologies. À voir actuellement du 24 septembre 2024 au 31 décembre 2024, au théâtre La scène parisienne.


Serge Abiteboul croit aux vertus de l’éducation autant qu’à la force de l’engagement collectif. Tout porte à croire qu’il continuera encore longtemps de défendre, expliquer et promouvoir les outils numériques auprès du plus grand nombre. Du reste, au moment de prendre sa retraite, il ne quitte pas tout à fait Inria puisqu’il y reste chercheur émérite dans l’équipe-projet commune Valda, à l’École normale supérieure-PSL, et est membre du Conseil d’administration de la Fondation Inria. « Je veux essayer de lever un peu le pied mais je n’y arrive pas beaucoup » confesse-t-il. Une chose est certaine, ses connaissances et ses réflexions, quelle que soit la forme qu’elles prendront, seront précieuses pour alimenter et faire avancer un débat sans fin : celui du vivre-ensemble.

* prix de l’innovation ACM SIGMOD (1998), prix EADS de l’Académie des Sciences (2007), distingué ACM Fellow (2012), prix Milner de la Royal Society (2013).

** mise en scène de Lisa Bretzner, présentée, entre autres, au festival d’Avignon en 2023, et à Paris, du 24 septembre 2024 au 31 décembre 2024, au théâtre La Scène Parisienne, Paris 9ème.

Repères biographiques

  • 1979-1982 : Enseignant-chercheur à l’USC (Los Angeles)
  • 1982-2002 : Chercheur à Inria (Rocquencourt)
  • 1995-1997 : Professeur invité à Stanford University (Californie)
  • 2002 : Chercheur à Inria (Futurs puis Saclay)
  • 2008 : Devient membre de l’Académie des Sciences
  • 2011-2012 : Occupe la chaire d’Informatique du Collège de France
  • 2013-2015 : Président du Conseil scientifique de la Société Informatique de France
  • 2013-2016 : Membre du Conseil national du numérique
  • 2016 : Chercheur à Inria (Paris) dans l’équipe-projet commune Valda basée à l’ENS-PSL
  • 2017-2021 : Président du Conseil Stratégique de la Fondation Blaise Pascal
  • 2017-2018 : Commissaire de l’exposition Terra Data à la Cité des sciences
  • 2018-2024 : Membre du Collège de l’Arcep
  • 2019 : Codirige avec Frédéric Potier une mission gouvernementale sur la modération des réseaux sociaux
  • 2023 : Président du Conseil scientifique de la DGFIP

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