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Où et quand l’histoire d’Ethernet débute-t-elle exactement ?
L’aventure des réseaux locaux découle de celle d’Arpanet, le projet de réseau câblé continental lancé en 1967 par le Département de la Défense américain (DoD) pour répondre à des besoins de communications militaires longues distances, qui deviendra une dizaine d’années plus tard Internet. Dans l’archipel d’Hawaï, la pose de câbles étant inenvisageable, les chercheurs de l’université ont l’idée d’expérimenter les communications inter-ordinateurs par radio. C’est à la suite de cette expérience que naît le premier protocole CSMA (Carrier Sense Multi-Access), version CSMA/CA (collision avoidance). Le principe est simple : permettre les émissions de messages sur le réseau à tout moment si le canal est libre. Les collisions de messages émis en même temps par au moins deux équipements, qui causent la destruction des messages, ne sont cependant détectées qu’avec retard, via l’absence d’accusé de réception émis par le destinataire.
Au Xerox Parc, Palo Alto, en Californie, en 1973, les scientifiques sont séduits par le concept CSMA, qui leur paraît idéal pour interconnecter les équipements Xerox (imprimantes, PC, photocopieurs, …) sur des petites distances, de moins de 2 km. Parmi eux, Bob Metcalfe et David Boggs ont l’idée de mettre « l’éther », c’est-à-dire les ondes radio, dans un câble. Avec une amélioration notable par rapport au CSMA/CA : ils exploitent l’existence de délais de propagation finis et connus, d’après les longueurs de câbles, pour inventer le CSMA/CD (collision detection), grâce auquel un émetteur sait immédiatement si sa tentative d’émission a échoué ou réussi. Ethernet était né !
En 1983, le CSMA/CD devient standard officiel 802.3 de l’IEEE (Institute of Electrical and Electronics Engineers) et la triple alliance DIX (Digital, Intel, Xerox) est créée. Intel commence alors à produire les 82586, premiers "chips" (composants électroniques) pour Ethernet.
Un réseau qui fonctionne pour la bureautique, mais…
Pour la bureautique, unique souci de Xerox, le comportement probabiliste du CSMA/CD est acceptable car il s’agit d’applications non critiques. Le comportement probabiliste est dû à l’algorithme BEB (Binary Exponential Backoff) retenu pour résoudre les collisions, sans garantie d’y parvenir. BEB consiste à doubler la fenêtre temporelle dans laquelle est tentée toute nouvelle émission. Les collisions peuvent donc se répéter théoriquement indéfiniment, d’où l’inexistence de bornes finies pour les délais d’accès au réseau.
Ceci posait un sérieux problème aux industriels à la recherche d’une solution "réseau local", pour des applications critiques "temps réel", telles que contrôler et synchroniser des robots ou pour des applications non critiques mais qui exigent des garanties de débits élevés, donc des temps de réponse bornés et petits.
Quelles solutions sont alors proposées pour résoudre ce problème ?
La croyance populaire à l’époque est qu’Ethernet ne convient pas à cause du CSMA. Au lieu d’autoriser les collisions lors des accès au réseau par tous à tout moment, l’idée est qu’il faut les interdire. IBM et General Motors (GM) font donc le choix le plus évident : protocoles à jeton circulant unique (TP pour Token Passing), dans lesquels le jeton matérialise le "droit d’émettre", instancié sous le nom de Token Ring pour IBM, et de Token Bus pour GM (projet MAP). Le Token Bus devient le standard IEEE 802.4 et le Token Ring le standard IEEE 802.5. Ethernet étant ainsi mis hors-jeu, IBM et GM entrevoient des chiffres d’affaires mirobolants grâce à leurs positions monopolistiques dans les domaines visés. GM réussit même le tour de force d’embarquer d’autres industriels (Renault notamment) dans le financement des Token Bus !
Un seul équipement pouvant disposer du jeton à tout moment, le problème des collisions est résolu ! Croyaient-ils … Le jeton circulant entre un nombre fini et connu d’équipements, le pire temps de rotation complète du jeton avant son retour est connu, le problème du temps réel est résolu ! Croyaient-ils… La suite démontra le contraire, ce que tout scientifique pouvait prédire sans risque d’être démenti ! En effet, les prétendues "solutions" à jeton circulant ne peuvent convenir, pour une raison majeure : la perte du message qui transporte le jeton. Cela entraine une défaillance globale du réseau (plus aucune communication n’est possible), à des fréquences inconnues. Retour des comportements probabilistes ! Pour générer au plus vite un nouveau jeton unique, les équipements entrent obligatoirement en compétition. Il faut donc résoudre le problème … des collisions ! On tourne en rond !
J’ai tenté de convaincre les suiveurs de GM et IBM qu’il valait mieux abandonner la fausse piste des protocoles à jeton circulant, car il existait une solution fondée sur Ethernet ! Sans succès … Des réseaux locaux de type TP furent donc financés, développés puis installés, en pure perte. Devant l’évidence (dysfonctionnements, maintenance problématique), ces réseaux furent abandonnés dans les années 1990.
Et c’est là qu’interviennent vos recherches au sein d’Inria…
En 1973-1974, j’étais membre de l’équipe de Vint Cerf à Stanford, Palo Alto. J’ai donc eu l’occasion de rencontrer Bob Metcalfe à plusieurs reprises, qui fut lui aussi un contributeur au projet Arpanet-Internet. Je fus rapidement convaincu qu’Ethernet serait le grand gagnant de la compétition qui s’annonçait dans un domaine émergent, les réseaux locaux. Ethernet est conforme au principe fondamental de l’informatique distribuée : pas de recours à une ressource centralisée, élément de vulnérabilité. Ce principe est violé par tout protocole de type TP car, même s’il circule, le jeton est une ressource centralisée. Les protocoles d’IBM et de GM ne pouvaient donc convenir pour les applications visées, toutes de type distribué ! Avec Ethernet, une défaillance d’équipement est strictement locale à cet équipement. Elle n’entraine pas de défaillance globale du réseau.
Dix ans plus tard, c’est cette conviction qui m’a mis sur la voie de la solution Inria, la bonne voie ! Contrairement à la croyance populaire d’alors, le comportement probabiliste d’Ethernet n’est pas dû au CSMA. Il résulte du choix de l’algorithme BEB au cœur du CSMA/CD. D’où la solution : remplacer cet algorithme par un algorithme déterministe. Le nombre d’équipements connectés (ou un majorant) étant connu, les algorithmes de type Search Tree conviennent parfaitement. C’est le BST (Binary Search Tree) qui fut retenu pour la solution Inria, baptisée CSMA/DCR (Deterministic Collision Resolution). L’Ethernet déterministe était né !
En quoi consiste cet algorithme ?
Il faut se représenter l’ensemble des équipements connectés comme les feuilles d’un arbre, chacune ayant un nom unique, de 0 à 1023 par exemple. En cas de collision, BST procède par dichotomies successives.
À la première collision, seuls les équipements de noms compris entre 0 et 511 ont le droit d’émettre à nouveau. Les autres écoutent le canal. Trois cas peuvent se produire :
- canal silencieux : les équipements de noms compris entre 512 et 1023 ont le droit d’émettre à nouveau,
- canal occupé : un seul message est en cours d’émission ; quand le canal redevient silencieux, les équipements de noms compris entre 512 et 1023 ont le droit d’émettre à nouveau,
- canal brouillé : seconde collision ; il faut départager les équipements en concurrence ; seuls les équipements de noms compris entre 0 et 255 ont le droit d’émettre à nouveau.
Et ainsi de suite.
Les formules donnant les délais de BST en pires cas pour un nombre donné d’équipements sont bien connues. Dans le Rapport de Recherche Inria 1863, on trouvera les formules pour CSMA/DCR. Ces délais sont des multiples de la durée du granule de temps canal (channel slot time), qui va de 25 à 50 millisecondes environ pour les premiers Ethernets, à moins d'une microseconde pour les Ethernets plus récents. Délais bien plus petits que ceux des protocoles de type TP, qui accumulent des retards inutiles pour passer le jeton entre équipements qui n’ont rien à émettre.
Et comment réussissez-vous à diffuser cette idée ?
J’ai eu la chance relativement rare d’être consulté quasiment simultanément par des représentants du ministère de la Défense et du ministère de l’Industrie, qui avaient tous la même question en tête : « Quelle est la meilleure technologie pour les futurs réseaux locaux temps réel ? »
L’ingénieur X/Armement responsable du programme "systèmes informatiques embarqués" de la Marine Nationale m’a demandé de lui présenter CSMA/DCR. Il fut très rapidement convaincu du double intérêt de la solution Inria. Outre la résolution très rapide des collisions, CSMA/DCR peut être gravé sur les chips Ethernet commercialisés par Intel. BEB occupait environ de 5% à 10% de la surface du chip, il en serait de même pour BST.
À la demande expresse de la Marine Nationale, des demandes de brevets d’invention sont alors déposées par Inria dans sept pays, dont la France et les États-Unis, entre 1984 et 1989.
Dès 1982, mon projet chez Inria a bénéficié d’importants financements par la Marine Nationale et par le ministère de l’Industrie, ce qui m’a permis de recruter des ingénieurs chargés d’installer le prototype d’Ethernet déterministe dans les locaux d’Inria à Rocquencourt. Le brevet étant classifié Confidentiel Défense, les ingénieurs des industriels du domaine militaire (Électronique Serge Dassault, Thomson Detexis, Techniphone) et du domaine civil (Dassault Électronique, Thomson-CSF, Cap Sesa/ITMI) devaient venir se former directement dans nos locaux.
C’est l’un des rares cas de l’histoire scientifique française en Informatique, où ce sont les chercheurs qui promeuvent des solutions à revers des (mauvaises) orientations en vogue, qui finissent par imposer leurs vues, lesquelles sont déterminantes pour des choix à caractère stratégique—les Ethernets déterministes sont des technologies duales—et des développements industriels majeurs.
La classification et l’interdiction de publier sont levées en 1987. Devant l’engouement, la Direction d’Inria accepte en 1988 ma proposition de mission aux États-Unis (avec deux ingénieurs de mon équipe) pour trouver un fabricant de microprocesseurs qui pourrait fournir les chips pour l’Ethernet déterministe, que demandent désormais l’Armée et les industries françaises.
Cette mission est-elle difficile ?
Oui et non ! Gros succès chez… Intel ! Après présentation devant une petite centaine d’ingénieurs, et après nous avoir demandé de patienter une demi-heure, les responsables de la fabrication des chips Ethernet reviennent vers moi en m’annonçant : « Nous sommes convaincus de l’intérêt du CSMA/DCR. Nous allons créer une spin-off, dotée d’un budget de départ de 10 millions de US dollars*, dont nous vous confions la direction. » Une belle surprise et une belle proposition ! Mais l’accepter, c’était quitter Inria. J’ai donc décliné.
Intel fabriqua tout de même les chips Ethernet déterministe (en mode particulier du BST). Pendant une douzaine d’années, des Ethernet déterministes seront installés au cœur de systèmes critiques (porte-avions Charles de Gaulle, frégates, sous-marins, pas de tir Ariane à Kourou) et sur des sites civils (Rhône-Poulenc, Saint-Gobain, bureaux, réseaux de transport public (ligne 14 du métro parisien, tramway de Strasbourg, etc.)).
* NDLR : Equivalent à 25,8 millions US$ de 2025.
Ethernet a-t-il continué à évoluer par la suite ?
Inria avait fait la preuve que l’Ethernet déterministe pouvait exister. Toute l’industrie a suivi. Au cours du temps, grâce aux évolutions technologiques (traitement du signal, codage, vitesses des chips), il devint possible de "compacter" les longs câbles d’Ethernet d’origine, ainsi que de recourir à de la fibre optique. Petit à petit, les débits passèrent des quelques Mégabits/s des années 1980 à des Gigabits/s, puis à quelques Térabits/s récemment, sur des supports de communication de type bus, de longueurs de l’ordre du centimètre dans les switches (routeurs et ponts) de Cisco, Arista, Huawei, HPE, Ciena,… Selon les fabricants, la gestion du bus est de type CSMA/DCR (Ethernet 10BASE-T1S, bus eXclusive-OR (Car Area Network)) ou de type TDMA (Time Division Multi-Access).
Quelle leçon tirez-vous de cette aventure ?
Une conviction : les coopérations triangulaires {Recherche Scientifique, Défense, Industrie} sont nécessaires et essentielles. Notamment en matière de technologies duales.
Aux États-Unis, Internet est né d’une telle coopération triangulaire. En France, c’est exactement ce type de coopération triangulaire qui a permis de faire émerger l’Ethernet qui préfigurait ceux que nous connaissons aujourd’hui. Et qui a contribué à mieux faire connaitre Inria en France et à l’international, au sein d’organismes académiques, gouvernementaux et industriels.
Les révolutions majeures en Numérique (cyber et physique) résultent également de coopérations triangulaires, sources d’innovations duales bien connues (GPS, cryptographie post-quantique par exemple), ou qui ont permis matérialisations et déploiements d’inventions de rupture d’origine privée. Dans de très nombreux pays, elles sont monnaie courante. Pour ce qui concerne spécifiquement les coopérations {Recherche Scientifique—Défense} qui ont d’importantes retombées industrielles, citons parmi les nombreux exemples les partenariats {MIT—Lincoln Lab—DoD}, {Stanford—U.S. Army Research Lab et US Navy Office of Naval Research}, {Technion—Rafael Advanced Defense Systems} en Israël.
Ces coopérations couvrent de vastes domaines, tels que, par exemple, l’IA fondamentale et appliquée, les essaims d’entités autonomes auto-organisées multi-domaines (robots, drones, minisatellites), l’informatique quantique, les technologies subnanométriques, les neurosciences, les biotechnologies. Domaines qui sont parmi ceux dont la maitrise conditionne les souverainetés nationales.
Internet/Ethernet, quelle différence ?
L’architecture interne d’Internet est de type graphe maillé irrégulier, avec nœuds et arcs redondants, et routage interne des messages. Internet est un réseau de type actif. Au niveau physique, les communications d’équipement à équipement (ordinateur, smartphone, robot, drone…) sont assurées par des équipements intermédiaires.
L’Ethernet d’origine est un réseau de type passif. Au niveau physique, les communications d’équipement à équipement sont de type broadcast ; elles s’effectuent sans interventions intermédiaires. Les signaux (portés par des électrons ou des photons) qui encodent les messages se diffusent naturellement à travers les supports (radio, câbles, bus). Avec les Ethernets plus récents, les broadcasts sont assurés par des switches (routeurs, ponts).
En savoir plus
- Gérard Le Lann : de l'invention d'Internet à l'intelligence algorithmique, Inria, 11/06/2024
- Sur la sécurité cyber et physique des humains dans les futurs réseaux, Gérard Le Lann, 25/10/2022
- Le réseau Arpanet, 50 ans déjà, 20/10/2019
- Conférence en anglais de Bob Metcalfe (vidéo), lauréat de l'ACM AM Turing 2022, Association for Computing Machinery (ACM), 01/05/2023
- Real-time communications over broadcast networks: the CSMA-DCR and the DOD-CSMA-CD protocols, RR Inria 1863, mars 1993