Marie Doumic-Jauffret : modéliser les maladies amyloïdes

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Mis à jour le 15/10/2020
Marie Doumic-Jauffret fait partie des quatre candidats Inria sélectionnés dans la catégorie jeune chercheur de l’appel à projet européen ERC 2012. Son projet, baptisé Skipper, vise à mieux comprendre les maladies amyloïdes, dont font partie les maladies à prions et Alzheimer, afin d’aider les biologistes à identifier des solutions thérapeutiques.

Comment avez-vous embrassé la recherche à Inria ?

Je ne me destinais pas à la recherche. Certains en rêvent depuis qu’ils sont petits, ce n’était pas mon cas ! Après ma formation en mathématiques appliquées, j’ai fait une thèse dans le domaine des équations aux dérivées partielles appliquées aux lasers. Mais j’avais envie d’un métier concret, de me plonger dans ce qui me semblait la "vraie" vie. J’ai alors décidé de me tourner vers les métiers d’ingénieur. C’est comme cela que j’ai dirigé pendant trois ans un service d’ingénierie, chez Voies Navigables de France, qui s’occupait de construction de barrages et d’écluses.

Cela m’a beaucoup appris. À la fin de ce poste de trois ans, je me suis dit que je devais pouvoir faire de la recherche de façon tout aussi opérationnelle. Je m’étais également aperçue que ma thèse, qui me paraissait abstraite à l’époque, avait été reprise par d’autres et utilisée pour faire des simulations de rayons laser. En 2007, comme j’étais ingénieur des Ponts et Chaussées, j’ai pu rejoindre Inria en détachement. J’ai intégré l’équipe Bang à cause de ses applications à la biologie qui m’avaient paru fascinantes.

Quel est le sujet de votre projet ERC Skipper ?

Il s’agit d’appliquer la famille d’équations sur lesquelles une partie de l’équipe Bang travaille, qui sont des équations décrivant l’évolution en temps des populations, à la modélisation des maladies amyloïdes. Ces dernières, comme les maladies à prions ou Alzheimer, sont caractérisées par le dépôt d’agrégats de protéines dans les tissus du cerveau. Pour une raison mal comprise, les protéines changent de configuration et deviennent capables de polymériser, de s’attacher les unes aux  autres et de former de gros agrégats ressemblant à de l’amidon, d’où le nom de fibres amyloïdes qui leur a été donné. Cette polymérisation s’apparente en fait aux mécanismes de croissance et de division étudiés dans l’équipe pour les cellules ou les bactéries, dans la mesure où les polymères croissent par ajout de monomères et se divisent par fragmentation. Avec les progrès de la technologie, les biologistes ont accumulé une quantité énorme de données dont il faut tirer le maximum. J’espère que mes modèles mathématiques pourront les aider en faisant ressortir des informations inédites des mesures dont ils disposent, qu’ils leur permettront de tirer le meilleur parti de ces mesures et d’identifier celles qui apporteront le plus d’informations.

C’est un projet multidisciplinaire. Travaillez-vous avec des biologistes ?

C’est indispensable pour assurer la pertinence du modèle développé. Un biologiste de l’INRA, Human Rezaei, spécialiste des prions, est d’ailleurs impliqué dans le projet. Sa participation permet de confronter le modèle aux résultats d’expériences in vitro , mais pas seulement. La relation est scientifiquement enrichissante dans les deux sens. Le regard du mathématicien amène le biologiste à renouveler ses questions et à explorer de nouvelles pistes. À l’inverse, le biologiste me pose des problèmes mathématiques inédits, dévoile un aspect nouveau d’une équation pourtant très étudiée. Ce n’est pas facile car chacun raisonne avec l’apport de sa discipline mais c’est très stimulant. Cela demande en revanche un réel investissement, c’est-à-dire du temps, ce qui n’est généralement pas bien valorisé au sein de chaque discipline. C’est une grande richesse d’Inria d’accepter des profils vraiment multidisciplinaires. Le fait que l’ERC ait apprécié cette interaction avec la biologie donne une reconnaissance à cette pluridisciplinarité et offre une certaine liberté de recherche. Cela dit, je ne me suis pas faite biologiste pour autant, et ma place reste dans les mathématiques appliquées !

« Un défi : modéliser la polymérisation à partir de données partielles et agrégées »  

L’application des équations aux dérivées partielles à la biologie est relativement  récente car les problèmes sont beaucoup plus complexes encore qu’en physique. Il est par conséquent difficile de faire "coller" un modèle à une expérience. Il faut nécessairement faire des simplifications de sorte qu’il soit suffisamment simple pour pouvoir être étudié et assez complexe pour capturer l’essentiel du comportement biologique. Mais là n’est pas la seule difficulté. Dans le cas des maladies amyloïdes, les mesures sont nombreuses mais partielles ou agrégées, comme la mesure du nombre total de polymères au cours du temps. Le défi est de parvenir à développer des modèles qu’on puisse valider ou invalider à partir de ces données. Pour cela, Marie Doumic-Jauffret s’appuie sur les équations aux dérivées partielles (modèles de type croissance/fragmentation/coagulation), et confronte cette approche avec des approches statistiques et probabilistes - une rencontre riche d’enseignements et bien adaptée à ce type de problèmes - ainsi que sur des techniques de problèmes inverses qui permettent, à partir des mesures d’un phénomène, de sélectionner le modèle auquel ce phénomène obéit. Dans le projet Skipper, l’étude est appliquée aux protéines, mais les méthodes dégagées doivent être suffisamment universelles pour avoir des retombées dans d’autres domaines.