Le rôle crucial de la science des données en épidémiologie
Le cœur des recherches menées au sein de l’équipe-projet Sistm, commune à Inria, l’Inserm et l’université de Bordeaux, est de fournir une expertise en science des données, aussi appelée data science, permettant de transformer les vastes quantités de données issues des essais vaccinaux en informations exploitables. « Chez Sistm, nous analysons les données issues des essais cliniques réalisés par nos partenaires. Cela nous permet non seulement de valider ou mieux comprendre les mécanismes d'action des vaccins, mais surtout de quantifier leur efficacité et, par la suite, de proposer des stratégies optimales pour de nouveaux essais » éclaire Mélanie Prague, responsable de l’équipe-projet Sistm.
Cette équipe travaille sur tous les pans des maladies infectieuses, de l’accélération des développements vaccinaux aux design d’essais cliniques en passant par des préconisations sur les stratégies de contrôle des épidémies. « Historiquement, l’équipe travaillait beaucoup sur le VIH. Tous les ans, l’OMS (Organisation mondiale de la Santé) publie une liste de pathogènes potentiellement pandémiques. Nous travaillons de plus en plus sur ces maladies émergentes, à l’instar d’Ebola, du SARS-CoV-2, ou encore du virus Nipah. Mais nous avons aussi d’autres applications » explicite Mélanie Prague.
Pour cela, les scientifiques collaborent étroitement avec le Vaccine Research Institute, où les biologistes fournissent des données sur les phases précliniques chez l’animal et cliniques des vaccins. L’équipe utilise des modèles mathématiques basés sur des équations différentielles pour simuler les mécanismes biologiques des vaccins et développer des méthodes statistiques avancées pour identifier les signaux significatifs au milieu de données complexes, multi-sources et de grande dimension.
Aider à l’accélération du développement vaccinal
Traditionnellement, il faut entre 10 et 15 ans pour développer un vaccin, et seulement 16 % des candidats qui atteignent la phase clinique parviennent à obtenir une autorisation de mise sur le marché. Avec l'urgence croissante des pandémies et l'apparition rapide de nouvelles maladies infectieuses, il est donc essentiel d'accélérer le développement des vaccins afin de protéger les populations mondiales plus efficacement et plus rapidement.
L'approche innovante de l’équipe-projet Sistm en matière de simulation numérique permet de tester virtuellement les réactions immunitaires, sélectionnant les réponses les plus prometteuses des vaccins avant de passer aux essais cliniques. Cette méthode, principalement utilisée en amont des autorisations de mise sur le marché, est cruciale pour comprendre comment les vaccins fonctionnent et déterminer quelles versions sont les plus efficaces. En utilisant des modèles statistiques pour prédire les réactions humaines à partir de données précliniques, cette équipe joue un rôle clé dans le processus de « bridging » (ou extrapolation). Ce concept, reconnu par les autorités de santé, est essentiel dans le développement des médicaments et des vaccins. Le bridging permet de transférer les données d'efficacité et de sécurité obtenues dans un groupe de population (par exemple, des modèles animaux comme les singes ou une sous population humaine d’étude) à un autre groupe, sans avoir à répéter tous les essais cliniques pour chaque nouvelle population. Cette approche, tout en respectant les critères rigoureux d’évaluation, accélère le processus d’approbation des traitements pour différents groupes de patients, tout en réduisant les coûts et le temps nécessaires à leur mise sur le marché. Comme le souligne Mélanie Prague, « cela permet d’optimiser les ressources et d’adapter plus rapidement les choix en adoptant les stratégies les plus prometteuses. »
Des statistiques pour designer des essais cliniques
L'une des contributions essentielles de l’équipe-projet Sistm réside dans la conception d'essais cliniques optimisés. En collaboration avec le Vaccine Research Institute, l'équipe développe des méthodes statistiques prédictives pour générer de nouvelles hypothèses à partir des données et ainsi maximiser l'efficacité des essais. Lorsqu'un essai clinique est lancé, la première étape consiste à gérer les données reçues et à réaliser des analyses statistiques. Ces essais produisent une abondance de données complexes, souvent en grandes dimensions. « De nombreux marqueurs sont mesurés afin de suivre les dynamiques biologiques. Entre les données de transcription génétique, les différents types cellulaires et les informations liées aux anticorps, il peut y avoir plus de 20 000 variables mesurées à cinq ou six visites pour seulement une trentaine de patients. L'analyse de ces données longitudinales répétées sur plusieurs individus représente un défi en raison de la grande dimensionnalité des données et du faible nombre de sujets » précise Mélanie Prague.
Pour simplifier cette complexité, l'équipe-projet Sistm suit une démarche en plusieurs étapes. Tout d'abord, avec l'étape « d’intégration des données », les scientifiques cherchent à repérer les informations importantes en utilisant différentes méthodes. Par exemple, ils peuvent identifier les gènes qui s'expriment différemment entre les groupes ou développer des techniques pour compter automatiquement les cellules, une tâche autrefois faite « à la main via un logiciel » par les biologistes, rendant le processus plus rapide et plus fiable. Ensuite, vient une étape de modélisation des mécanismes. « Dans cette étape, nous allons travailler avec des problèmes inverses : à partir des données recueillies, nous allons essayer de définir le modèle immunitaire le plus probable qui a pu générer les données. Par la suite, ces modèles permettent de faire des prédictions basées sur les données disponibles » poursuit la chercheuse.
Cette approche permet ainsi de générer de nouvelles hypothèses, qui peuvent ensuite être utilisées pour concevoir et designer de nouveaux essais cliniques. Ainsi, la démarche de l’équipe-projet Sistm intègre la gestion de données, l'analyse statistique, la modélisation des mécanismes et la génération d'hypothèses, formant un cycle continu d'optimisation et d'innovation dans la recherche clinique.
Optimiser le contrôle des maladies infectieuses
L'expertise de l’équipe-projet Sistm s'étend également au contrôle des épidémies. Pendant la pandémie de la Covid-19 par exemple, l'équipe s'est concentrée sur la modélisation de la propagation de l'épidémie et sur l'évaluation des stratégies de contrôle non pharmaceutiques, telles que les confinements. L'objectif était d'identifier et de proposer des stratégies optimales pour contenir l'épidémie, mais également, après coup, de permettre de mieux se préparer aux futures épidémies, tout en tenant compte des coûts économiques, psychologiques et sociétaux engendrés par ces stratégies. « L'objectif n'est pas de proposer une méthode hypothétique qui "pourrait fonctionner", mais bien d'évaluer et de recommander des stratégies optimales en prenant en compte toutes les options. Il s'agit de présenter des prédictions adaptées à chaque situation, en s'appuyant sur les données issues des expériences déjà réalisées, sur lesquelles les décideurs de santé peuvent baser leurs décisions » souligne Mélanie Prague.
Pour le cas de la Covid-19, les scientifiques de l’équipe-projet Sistm, en collaboration avec l’Université de McGill au Canada, ont utilisé un modèle mathématique basé sur des données publiques françaises pour estimer les effets des mesures de confinement, de couvre-feu et de vaccination. Leurs résultats, publiés début 2024 dans la revue Epidemics, montrent que les confinements et couvre-feux ont considérablement réduit la transmission du virus, avec une réduction de 84 % pour le premier confinement. Sans vaccination, il y aurait eu 159 000 décès supplémentaires et 1,48 million d'hospitalisations en France. Ces simulations soulignent l'importance d’une extrême réactivité concernant le déploiement des vaccins et la prise de décisions pour limiter les impacts des épidémies, donnant des pistes aux décideurs si une nouvelle pandémie voyait le jour.
L'équipe-projet Sistm du Centre Inria de l’université de Bordeaux illustre comment l'intégration des sciences des données peut transformer la lutte contre les épidémies. De l'accélération du développement vaccinal à la conception d'essais cliniques optimisés et au contrôle des maladies infectieuses, l’équipe-projet Sistm continue de repousser les frontières de l'innovation en santé publique numérique. À travers ses collaborations et ses avancées méthodologiques, cette équipe se positionne comme un acteur essentiel dans la préparation et la réponse aux futures épidémies.